« Notre puissance provient de la perception de notre puissance ». C’est par ces mots que Mikhaïl Gorbatchev décrit la nature de la puissance soviétique dans la série HBO Chernobyl. Avec son coût économique et humain faramineux, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl sonna le glas de la puissance soviétique et plus de trois décennies après l’incident, l’Ukraine est de nouveau au centre de la scène, où se joue le statut de grande puissance de la Russie.
Les grands médias préfèrent se concentrer sur la dimension morale du conflit et ses conséquences sur la population ukrainienne. C’est parfaitement compréhensible, les souffrances du peuple ukrainien sont bien réelles et ne peuvent laisser personne indifférent. Malheureusement, Vladimir Poutine ne s’est jamais soucié de la morale ou de l’éthique – les Tchétchènes ou les Syriens peuvent en témoigner. Le maitre du Kremlin n’est pas un idéologue comme l’ont pu l’être Mao ou Thomas Sankara. Non, le président russe est un réaliste, tel que ce courant de pensée est défini au sein des relations internationales.
De ce fait, la meilleure critique que l’on puisse faire de Poutine est celle qui s’inscrit dans le même cadre de pensée que celui qu’affectionne le maitre du Kremlin. Poutine aime à se penser comme un grand stratège, un maitre d’échec qui a toujours un coup d’avance sur ses adversaires. Avant la pandémie, le président russe avait montré une pensée stratégique et pragmatique, fondée sur l'usage intelligent de la puissance, visant au retour d'une grande Russie. Avec l'invasion de l'Ukraine, l’idéologie semble avoir pris le pas sur toute considération stratégique. La prise de risque est plus importante, presque irrationnelle.
En lançant ses troupes, mal préparées, à l’assaut du plus grand pays d’Europe, Poutine espérait obtenir une victoire rapide lui permettant de s’asseoir à la table des négociations en position de force. Problème, deux mois après le déclenchement de « l’opération militaire spéciale », force est de constater l’Ukraine est un désastre stratégique. Embourbée dans un conflit sans fin, la Russie se retrouve prisonnière de la pire des situations imaginable, celle où aucune victoire n’est possible.
L’armée russe est un géant au pied d’argile
Sur la scène internationale, le statut de grande puissance de la Russie repose avant tout sur le prestige de ses forces armées. Or la guerre en Ukraine a révélé les nombreuses défaillances de l’appareil militaire russe : un commandement incompétent, une doctrine militaire datant de la guerre froide ainsi qu’une logistique défaillante. Dès les premiers jours de la guerre, l'armée russe a souffert d'une désorganisation choquante. Elle a été rapidement affectée par des manquements dans sa communication. La qualité de son renseignement ou la pertinence de ses choix tactiques ont transformé ce qui devait être un blitzkrieg en guerre des tranchées.
En deux mois, l’armée russe s’est montrée incapable d’acquérir la suprématie aérienne. Pire encore, elle semble avoir rencontré d’immenses difficultés à mener des opérations dites « interarmes », combinant forces terrestres et forces aériennes. Les lacunes de l'armée russe sont certes dues à une doctrine dépassée, mais aussi à la nature-même du régime poutinien, dont les fondations reposent sur le clientélisme et la corruption. Comme l’illustre brillamment le politiste Howard E. Hale, la politique russe a de tout temps été façonnée par le clientélisme ; un écosystème au sein duquel, les relations personnelles prévalent systématiquement sur l’intérêt général. Les forces armées russes ne font pas exception à la règle. La corruption y est généralisée, les détournements de fonds et de matériel sont monnaie courante.
Le bourbier ukrainien a non seulement entamé le prestige des forces armées russes, mais également celui de l’industrie de l’armement russe qui était déjà sur la pente descendante. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les exportations d'armes russes ont baissé de 26% entre 2012 et 2016, et la part de marché du pays est passée de 24% à 19% entre 2017 et 2021. Nul doute que les images des nombreux chars russes détruits en Ukraine ou celles montrant le naufrage du croiseur Moskva ne vont pas inverser cette tendance.
La classe moyenne russe est exsangue
La Russie continue de payer ses dettes en dollars et sa monnaie s’apprécie. Clairement, les sanctions contre la Russie n’ont pas entraîné le tsunami financier et la crise budgétaire que certains lui prédisaient. Néanmoins, si les réponses financières de la Banque centrale russe aux sanctions occidentales fonctionnent en partie, en parallèle, l’économie du pays s’enfonce dans la récession.
D’après les projections de l'Institute of International Finance, le PIB russe se contractera de 15 % en 2022, effaçant les gains réalisés pendant 15 ans de croissance. Si un effondrement économique de la Russie à court-terme est peu probable, la classe moyenne du pays sortira profondément affaiblie de la guerre.
C’était l’une des grandes réussites de Vladimir Poutine : avoir permis l’émergence d’une classe moyenne russe intégrée à l’économie mondiale. Or, cette dernière a vu son pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil à la suite des sanctions instaurées par les pays occidentaux à l’encontre de la Russie. Trois années de crise successive ont englouti ses économies et avec elles, sa confiance en l’avenir.
Il en va de même des entreprises russes. Privées d’accès aux deux plus grands blocs économiques mondiaux que sont les États-Unis et l’Europe, les entreprises russes font face à une situation pour le moins difficile. Plus de 40 % des importations totales de la Russie proviennent de l’UE ou des États-Unis. Du fait de cette dépendance, l'effet des sanctions sur l'économie russe se fera sentir secteur par secteur à mesure que les industries russes ne pourront plus avoir accès aux technologies de pointe dont elles ont besoin. De nombreux produits importés sont relativement sophistiqués et difficilement remplaçables.
Autre point important, alors que la Russie connaissait une fuite des cerveaux non négligeable, la guerre en Ukraine a amplifié le phénomène. Les départs liés à la guerre viendront s’ajouter à ceux, déjà nombreux, des dernières années. Selon le directeur de l'Association russe des communications électroniques, Sergei Plugotarenko, entre 50 000 et 70 000 travailleurs hautement qualifiés ont quitté la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Cet exode aura des conséquences néfastes pour le pays : perte de compétences, d'idées et d'innovation, perte d'investissements et perte de recettes fiscales.
Le conflit ukrainien marque l’avènement du monde sino-américain.
Héritière de l’URSS, la Russie avait repris le rôle de bastion luttant contre l’impérialisme américain, du moins en théorie. En Afrique et au Moyen-Orient, Moscou s’était imposé comme une alternative sécuritaire crédible face aux États-Unis ou à la France. Or la question se pose, avec la perte de ses meilleures unités en Ukraine, la Russie a-t-elle encore les moyens de se projeter sur des théâtres d’opération loin de ses bases ?
Sur la scène internationale, la Chine et les États-Unis sont les grands gagnants de la guerre en Ukraine. L’invasion russe a revigoré une Amérique dont le statut de première puissance mondiale subissait le contrecoup du retrait catastrophique des forces américaines d’Afghanistan. Grâce à Poutine, les États-Unis ont maintenant la possibilité de saigner à blanc l’armée russe à peu de frais. Quant à la Chine, elle est devenue la marraine officieuse de la Russie. Coupée de l’Europe, l’économie russe est désormais arrimée à celle de l’empire du Milieu et Moscou se retrouve ainsi dépendant du bon vouloir du voisin chinois qui sans bouger le petit doigt vient de consolider son rang de deuxième puissance mondiale.
La Russie s’est exclue du jeu géopolitique européen
Jusqu’au jour fatidique du 24 février 2022, la Russie pesait de tout son poids sur la géopolitique européenne. Elle était le principal fournisseur en hydrocarbures de l’UE et un marché prometteur pour les grandes entreprises continentales. Ces dernières, françaises et allemandes en tête, n’hésitaient pas d’ailleurs à exercer un lobbying intensif en faveur du renforcement des liens économiques entre la Russie et l’UE. L’onde de choc de l’invasion russe a rebattu les cartes et aujourd’hui, même les plus ardents défenseurs de la nouvelle Ostpolitik se sont vu forcés d’admettre leur erreur. Si à court-terme, l’Europe restera encore dépendante du gaz russe, les pays européens ont entamé une course contre la montre pour diversifier leurs approvisionnements – des efforts qui finiront immanquablement par porter leurs fruits à plus ou moins long-terme.
Pire encore, en ressuscitant le spectre de la guerre en Europe, Poutine a donné naissance à un front européen antirusse appelé à durer dans le temps. L’Allemagne a pris la décision de reconstruire sa puissance militaire, tandis que la Suède et la Finlande envisagent très sérieusement de rejoindre l’OTAN. Quant à la Moldavie et l’Ukraine, elles se sont vues offrir un processus d’adhésion accéléré à l’Union européenne et son système de défense intégré. Alors que Poutine voulait endiguer l’expansion de l’OTAN vers l’est, la Russie devra bientôt composer avec un front euro-atlantiste s’étirant de l’Arctique à la mer Noire – un nouveau rideau de fer est né.
Vladimir Poutine règne sur un royaume de cendres
Isolé sur la scène internationale, vivant dans la peur permanente d’un coup d’État, Poutine est à la tête d’un régime défaillant sans possibilité de pouvoir le réformer. S’y risquer, c’est scier la branche sur laquelle il est assis. Le maître du Kremlin, est conscient de la nature de son régime. Il sait qu’au moindre signe de faiblesse, les loups sortiront du bois pour le dévorer. Face aux obstacles que lui oppose la résistance ukrainienne, Vladimir Poutine s’est engagé dans une véritable fuite en avant. Ne pouvant se permettre d’enregistrer une défaite, il est dans l’obligation de présenter une forme de victoire en Ukraine au risque de voir son règne menacé. Alors que Poutine voulait conquérir Kiev, le Donbass devra faire l’affaire.
Mais, la bataille qui s’annonce sera sanglante, les Ukrainiens ont le vent en poupe et ils ne lâcheront rien. Même dans l’éventualité, où la Russie parviendrait à prendre le contrôle total de la région, le prix à payer sera terrible pour les forces armées russes et les civils ukrainiens. La folie des grandeurs poutinienne aura couté la vie à des dizaines de milliers de soldats russes pour conquérir des territoires en ruine, et sur lesquels une grande partie de la population s'est mise à les détester. La reconstruction des territoires conquis devra être assumée par la seule Russie dont l’économie est chancelante.
Le triomphe des « slavophiles » ?
Les uns après les autres, les liens construits au fil des années entre la Russie et les pays de l’Union européenne sont en train d’être rompus, sans doute durablement. Les normes diplomatiques sur lesquelles étaient fondés ces liens se sont effondrées, et il n’est plus possible de faire semblant ; le divorce est consommé.
Au XIXᵉ siècle, une lutte intellectuelle féroce opposa les « occidentalistes » (zapadniki) prônant un rapprochement avec l’Europe aux « slavophiles » (slavjanofily) qui souhaitaient doter la Russie d’un avenir distinct, au nom d’une contradiction insoluble entre les valeurs russes et celles propres à l’Occident.
La rupture, entamée en 2014 avec l’annexion de la Crimée et actée par l’invasion de l’Ukraine, fait figure d’acte de divorce consacrant le caractère unique de la Russie – ni européenne, ni asiatique. Cette dernière n’a plus rien à attendre de l’Occident sans pour autant être ancrée en Orient. Pour le meilleur ou pour le pire, la Russie va devoir embrasser pleinement sa destinée de « loup solitaire ».